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Voici ce qu’écrit encore, avec complaisance, le narrateur :

 

« Je conservai de mes ébats champêtres avec Mina un souvenir d’une crudité, d’une précision telles que j’imaginai pendant des mois les revivre, et que je fus longtemps (mais la fin de l’enfance est-elle si longue ?) à me guérir d’une répulsion pour l’amour physique auquel néanmoins je manquais rarement de me prêter à la première sollicitation, avec une espèce de fureur froide. Mais je mentirais en imputant à la seule Mina la responsabilité de cette aversion (relative, comme j’ai dit). Ma conception de l’amour se devait d’être, me semblait-il, romanesque et poétique : éthérée, angélique, courtoise. Monsieur Vrins, fin lettré, linguiste et philologue réputé, d’une érudition littéraire que je croyais universelle, m’ouvrait à double battant les rayons surchargés d’une copieuse bibliothèque dont les ouvrages étaient propres à mener un esprit mal préparé sur la voie savonneuse des plus grisantes aberrations. Je comprenais tout de travers, et je mitonnais dans ma marmite mentale de fort spécieux brouets : un brin de Nerval, une feuille de Coleridge, un fonds de Stendhal, une pincée de Lermontov, un rameau de Cervantes, un filet d’Apollinaire, un grain de Tristan, un nuage d’Yseut, un fumet de Wilde, une réduction de Schiller, un beurre de Carco, deux os de Lewis, trois lampées de Ronsard et je n’en finirais pas d’énumérer.

 

Il y avait aussi, Monsieur Vrins m’en avait informé lui-même dès les premières heures de mon séjour chez lui, dans les tréfonds de cette bibliothèque, l’un ou l’autre rayon de livres licencieux, parmi lesquels m’était également accordé le droit de puiser, encore que le vieux professeur souhaitât, s’il me prenait fantaisie de m’abreuver à ces sources, m’éclairer au préalable de ses doctes conseils. Cependant je ne me sentais guère attiré vers ces domaines, en raison même, j’imagine, de la liberté qui m’était octroyée de les parcourir. Tristan et Yseut, le Grand Meaulnes, les poètes courtois (ou ceux que je jugeais tels), Don Quichotte, les romantiques (et pas toujours les meilleurs), accaparèrent mes loisirs, et je dois à ces lectures de m’être alors forgé de l’amour une idée où la chair se satisfait du clair de lune et de discrets soupirs. Ce n’était pas très malin. Mais on ne m’en aurait pas fait démordre. J’aimerais un jour  – et nul doute que je ferais l’amour, j’admettais vaguement cette nécessité  –, mais je ne ferais l’amour qu’avec un être transparent, d’une si phénoménale pureté que les corps s’en trouveraient comme anéantis. L’être impondérable à qui le destin me vouait, je l’aimerais avec majuscule. Il n’y avait pas à barguigner : la femme de mes rêves n’avait pas de sexe. Aussi lorsque Mina me révéla les exigences du sien, fus-je froissé comme de la pire faute de goût. Je n’aimais pas Mina, elle n’était qu’un corps, je déplorais la monstruosité de notre accouplement. C’était pécher contre moi-même que de pénétrer cette femme charnue au bassin large et trop évidemment portuaire, aux seins houleux lustrés de bave, à la croupe torrentueuse ; elle n’aurait pas ma semence, en tout cas, que je complotais de réserver à la seule élue, par le miracle de j’ignore quelle parthénogénèse. Je fus injuste pour Mina, soupçonnait-elle ma cruauté ? Se l’expliquait-elle ? Les complexités mentales, avais-je décidé, n’étaient pas son fort. Plus simplement me regardait-elle comme un petit péteux, ce que je suis resté. Mina était une belle fille au corps souple, aux longues jambes solides, à la peau drue de brune, aux lèvres enflées que la sensualité colorait comme un brugnon mûr, mais est-ce que je m’en apercevais ? Dans les semaines qui suivirent nos premiers ébats, je m’en voulais de la désirer, je me faisais horreur, mais je ne résistais pas toujours à ses appels.

 

Je m’imposais d’éviter la compagnie de Mina et je parcourais la lande à pied, ou plus souvent à bicyclette bien que ce mode de locomotion, dans les taillis de résineux, sur un terrain sablonneux et mouvant, parmi les touffes de bruyère, fût peu pratique. J’ai oublié de dire que Mina avait un enfant ; c’était un bambin de trois ans aux cheveux de lune rousse que j’avais aimé tout de suite pour son calme et son air déjà revenu de tout, et dont la présence me rendait le comportement maternel encore plus odieux, en m’inspirant à l’heure de la fornication des remords d’un ordre nouveau qui auraient pu donner bonne opinion de mon sens moral, s’il s’était bien agi de morale. Mais admettons que j’étais un peu jeune pour débrouiller l’écheveau d’impressions contradictoires, d’impulsions paradoxales que je m’empressais de chasser de mon esprit dès que je prenais un livre, ou enfourchais mon vélo de course (sujet d’envie et d’admiration unanimes des gamins hollandais qui me regardaient passer bouche bée, comme si j’eusse été le grand Nolten en personne, leur meilleur grimpeur de l’époque sur les pentes inimaginables de l’Aubisque et du Tourmalet). J’étais abondamment pourvu d’argent de poche, et la totale indépendance dans laquelle me laissait vivre Monsieur Vrins me permettait d’appareiller pour des randonnées de cent, voire deux cents kilomètres, à la découverte d’un pays que, dans l’exaltation de la jeunesse et de la liberté, je trouvais secrètement exotique  – et qui l’était en réalité, comme il doit l’être encore, mais un peu moins.

 

Je parcourais des paysages verts aux ciels immenses, gorgés de vent, les yeux baignés de cette lumière sourde aux larges mouvements qui est celle de la Hollande, et je m’arrêtais pour déjeuner de concombres et d’omelettes aux chanterelles dans des auberges aux longs toits de chaume où des paysans polis et laconiques trempaient leur moustache claire dans de petits verres évasés au fond desquels une pincée de sucre attendrissait l’âpreté jaunâtre du vieux genièvre. Il me semblait que je n’avais pas assez de mon regard pour m’éblouir de toutes les visions que je recueillais au long de ces journées où j’allais seul, superbement disponible, joyeux et neuf, en quête d’un pays dont l’âme était mon âme, et je me découvrais en lui, sachant déjà qu’à jamais je lui resterais fidèle, dussé-je le perdre, comme je devinais que soi-même on se perd dans les méandres de la vie et des phrases, en dépit de toute fidélité. Mon bonheur s’aggravait de se savoir fragile. Je rêvais que plus tard, je reviendrais parcourir ces Gueldres et ces Frises avec celle que j’aimerais, et que, de cette beauté confuse qui m’étouffait, je pourrais alors faire don ; ce partage recréerait les jours perdus de l’enfance, et le cœur serait enfin satisfait. La possession du monde ne pouvait être illusoire.

 

Mais au diable ce lyrisme infantile. »